Complot au jardin

Je les observe d’ici, les digitales qui chuchotent entre elles : occupons le terrain, semons à tout vent, elle a le dos tourné. D’habitude, elle est là, avec armes et bagages, à biner, sarcler, arracher, redresser, attacher, pulvériser, couper les fleurs fanées. On aurait bien peur de la voir arriver, avec ses sabots, son tablier de jardin à multipoches, cadeau d’une nièce super douée en couture. Même l’hiver, elle sévit sur notre territoire, on la voit arriver de loin, avec ses pulls rouges troués aux coudes.
Une véritable catastrophe ambulante. Dis-nous, cher rouge-gorge, voudrais-tu bien aller voir du côté des roses trémières, si elles pensent comme nous que la liberté est le plus beau des cadeaux ?

Eh bien non, cher rouge-gorge, nous ne partageons pas l’avis des digitales : nous ramons littéralement sans notre traitement préféré contre l’oïdium. Nous ne voyons aucun rejeton pousser dans le sentier, cette année, alors que nous avons d’habitude un malin plaisir à propulser nos petites semences rondes entre les cailloux. Et que nous rions sous cape à la voir s’escrimer à arracher ces petites pousses aux racines solides, profondes, quasi griffues. Non, non et non, nous déprimons, nous regardons nos feuilles basses jaunir, se recroqueviller et sécher. Qu’elle revienne vite seulement, avec son pulvérisateur salvateur !

Rouge-gorge, amusé par sa mission, s’en va consulter les glaïeuls qui bombent le torse, fiers d’avoir survécu à l’hiver, mais furieux d’avoir « caillé » des bulbes aux gelées. D’habitude, elle nous rentre au chaud dans sa cave, dès que nous fanons. Elle se « mêle de nos oignons », pour notre plus grand bien. Là, aucun soin, l’abandon total. Mais puisque c’est ainsi, nous allons montrer que nous nous passons bien d’elle et nous allons faire comme d’habitude : fleurir.

Rouge-gorge, que le travail ne rebute pas, commence à se poser des questions. Où est-elle donc passée, ces derniers mois ? Nous nous donnions rendez-vous au jardin et elle me complimentait sur mon chant, que je trouve assez joli, je l’avoue. D’ailleurs, en hiver, je suis le seul à pousser la chansonnette pour mon amie, mais seulement si l’envie m’en prend. Moi, j’aimais bien la voir remuer la terre, je la suivais même, au cas où une bonne petite chose à grignoter se présenterait !
Allons voir du côté des dahlias…

Oh là là ! Mais que sont-ils devenus, ces grands beaux pompons ? Hé, les gars, réveillez-vous, il est quasi temps de fleurir. Que vois-je ? Une dizaine d’arbres et arbustes en train de pousser dans le territoire des dahlias. Il ne se gêne pas, le frêne d’à côté, pour envoyer ses rejetons envahir le terrain de mes potes. Et l’aubépine n’est pas en reste, fichue chipie !
Ho ho, dahlias ! Ils m’ont bien l’air fichus, morts pour la patrie ! Ils se vexent à la première gelée, ceux-là ! Ils n’ont pas le tonus des glaïeuls, ces délicats.
A moins qu’ils ne se soient fait grignoter par les mulots gourmands et affamés… Rouge-gorge a beau s’époumoner, pas de miracle, cette fois.

Pas de miracle ?
Je les vois, je les entends : ils, elles ont pris leur liberté et à force de vouloir papoter ensemble, ont formé de surprenants bouquets dans un jardin un peu négligé. Tiens, des valérianes et une campanule bleue s’épanouissent dans un massif argenté. Mais que c’est joli !
Le vent a joué au jardinier et a semé un grain de fantaisie et de folie dans les plates-bandes. Un peu plus désagréable : la venue de végétation spontanée, comme ils disent maintenant, pour se faire valoir.
Quand je vois, de loin (il vaut mieux pour le moral de jardinier !), les couleurs et la luxuriance du jardin, je ne peux m’empêcher de penser aux paroles de Jésus :
« Et pourquoi vous inquiéter au sujet du vêtement ? Considérez comment croissent les lis des champs : ils ne travaillent ni ne filent ; cependant je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n'a pas été vêtu comme l'un d'eux. Si Dieu revêt ainsi l'herbe des champs, qui existe aujourd'hui et qui demain sera jetée au four, ne vous vêtira-t-il pas à plus forte raison, gens de peu de foi ? Ne vous inquiétez donc point, et ne dites pas : Que mangerons-nous ? Que boirons-nous ? De quoi serons-nous vêtus? Car toutes ces choses, ce sont les païens qui les recherchent. Votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu ; et toutes ces choses vous seront données par-dessus. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain ; car le lendemain aura soin de lui-même. À chaque jour suffit sa peine. »

Yvette Vanescote
Eté 2024